Mathieu Piguet : La loi sur le travail (LTr) prévoit une obligation générale de renseigner à charge de l'employeur, qui est tenu de donner aux autorités d'exécution et de surveillance (Inspection du travail) toutes les informations nécessaires à l'accomplissement de leurs tâches. En cas de contrôle, l'employeur doit être en mesure de produire des registres ou d'autres pièces contenant notamment les données suivantes :
- les durées (quotidiennes – avec heure du début et de la fin de l'activité - et hebdomadaires) du travail effectivement fourni, travail compensatoire et travail supplémentaire inclus;
- les jours de repos ou de repos compensatoire hebdomadaire accordés, pour autant qu'ils ne tombent pas sur un dimanche;
- l'horaire et la durée des pauses si celle-ci est égale ou supérieure à une demi-heure.
Depuis le siècle dernier ! Rien de nouveau donc, du moins pour ce qui est des bases légales. Par contre, le changement vient de la pratique de l'Inspection du travail, dont les effectifs ont été renforcés suite à l'introduction des mesures d'accompagnement à la libre circulation des personnes. Cet accroissement des ressources s'est traduit par une augmentation des contrôles, avec des cibles jusque-là peu visitées, dans le secteur des services en particulier (banques, fiduciaires, multinationales, etc). Ces contrôles, davantage orientés sur le respect des règles d'enregistrement des horaires, ont mis en lumière un décalage flagrant entre les prescriptions légales et la pratique. Y a-t-il des dérogations ?
Oui, mais elles sont peu nombreuses. Seules les entreprises et les personnes qui n'entrent pas dans le champ d'application de la LTr échappent à ces exigences. Sont notamment concernés les administrations publiques, les ménages privés, les voyageurs de commerce et les travailleurs qui exercent une fonction dirigeante élevée. Cette dernière notion étant définie de manière extrêmement restrictive, il ne peut exister, dans chaque entreprise, qu'un nombre très restreint de travailleurs qui répondent à cette définition. Dans les PME, la plupart du temps, seul le chef d'entreprise peut s'abstenir d'enregistrer ses horaires. Dans les plus grandes structures, l'exemption s'étend aux membres de la direction générale, voire à certains chefs de départements. Mais tous les autres cadres, même supérieurs, sont contraints de se plier aux exigences légales. Cette manière de procéder n'est-elle pas en décalage avec le monde du travail actuel ?
Sans aucun doute. La LTr a été conçue il y a plus de 40 ans, à une époque où les conditions et les méthodes de travail étaient radicalement différentes de celles que nous connaissons aujourd'hui. Avec la tertiarisation de l'écono-mie et, surtout, l'évolution de la manière de travailler (flexibilisation des horaires, télétravail, etc.), le décalage s'est encore accéléré ces dernières années. Les progrès technologiques permettent aujourd'hui de travailler n'importe où et n'importe quand. Il subsiste bien sûr certaines activités, dans le secteur industriel en particulier, qui sont – et qui resteront - exercées de manière "traditionnelle", dans le cadre d'un horaire et d'un lieu de travail bien délimités, mais elles ne concernent plus qu'une minorité de travailleurs. Pour tous les employés qui bénéficient d'un horaire de travail flexible, basé sur la confiance, la rigidité des prescriptions légales actuelles n'est plus adaptée. A partir du moment où cette évolution est inéluctable, la question n'est pas de savoir si l'on y est favorable où non, mais bien de trouver des solutions pragmatiques qui permettent de tenir compte de l'environnement professionnel actuel et de réduire, autant que faire se peut, le décalage constaté entre les prescriptions légales et la pratique. La situation n'étant pas optimale, le Seco propose un assouplissement de l'obligation d'enregistrer les horaires de travail. Le projet est actuellement en consultation. Que propose-t-il exactement ?
Le SECO propose d'introduire une nouvelle disposition dans l'Ordonnance 1 relative à la LTr (art. 73a OLT1), qui autoriserait certains travailleurs à renoncer à l'enregistrement de la durée de leur travail (cf. 1ère question). Sont visés les collaborateurs au bénéfice d'un «revenu du travail annuel brut imposable de plus de 175'000 francs», ainsi que les personnes habilitées à représenter une société selon le registre du commerce. La renonciation doit être convenue par écrit avec l'employeur à titre individuel et peut être révoquée pour la fin de chaque année.
Ce projet aurait pour effet de créer une nouvelle catégorie de travailleurs, auxquels la loi sur le travail restera appli-cable (notamment les prescriptions relatives à la durée du repos et aux durées quotidiennes et hebdomadaires maximales du travail), mais qui se verraient exempter des obligations administratives d'enregistrement des horaires de travail. Qu'en pense la CVCI ?
On ne peut que saluer la volonté du Seco de trouver des solutions pour réduire l'écart entre les prescriptions légales et les impératifs liés aux techniques de travail modernes. Le choix d'un critère objectif tel qu'un seuil de revenu a le mérite de délimiter clairement le cercle des personnes concernées, pour autant que le critère retenu ne soit pas sujet à interprétation. A ce titre, il serait sans doute préférable d'utiliser une référence déjà largement expérimentée, comme le montant maximum du gain assuré selon la loi sur l'assurance-accidents (LAA), plutôt que de créer un critère de «revenu du travail annuel brut imposable», dont les contours sont moins nets.
Mais c'est surtout sur le niveau du seuil qu'il y a matière à discussion. Avec 175'000 francs, à peine 4 % de l'en-semble des travailleurs pourront bénéficier de l'allégement administratif prévu. Dans certains secteurs, ce taux tombe à 1 % (construction), voire à 0,5 % (hôtellerie). Autrement dit, l'assouplissement prévu risque fort d'être anecdotique, si ce n'est pour la branche des prestations financières et d'assurance (14 %). Et pourtant, la flexibilité des horaires et du lieu de travail est une réalité qui ne concerne pas que les banquiers et les salaires très élevés. Elle s'applique désormais à l'ensemble des secteurs et à de plus en plus de salariés qui sont loin de gagner ce montant et qui, pourtant, rechignent le plus souvent à enregistrer leurs heures, au mieux parce qu'ils y voient une perte de temps, au pire une marque de défiance de leur employeur. On ne peut pas, d'un côté prôner des méthodes modernes de travail (télétravail, horaires flexibles basés sur la confiance, etc.) - dont les effets positifs sur la motivation des collaborateurs ne sont plus à démontrer - et, de l'autre, exiger un suivi minuté de l'activité de chaque salarié.
Même si le projet du Seco ne devait que très partiellement résoudre ce hiatus, il va dans la bonne direction et mérite d'être soutenu. La CVCI est toutefois d'avis que le seuil retenu devrait correspondre au montant maximum du gain assuré selon la LAA, soit 126'000 francs actuellement. Cela permettrait de porter à 10 le pourcentage de personnes concernées par l'assouplissement, sans remettre en cause la possibilité, pour l'Inspection du travail, de contrôler strictement les heures de travail effectuées par l'immense majorité des travailleurs. Et on peut partir du principe qu'avec un tel revenu, le salarié dispose presque toujours d'une grande marge de manœuvre dans l'exécution de ses tâches, ce qui justifie l'assouplissement voulu.
Pour mémoire
- Durée maximum de la semaine de travail : 45 ou 50 heures selon les catégories de travailleurs
- Pauses : minimum 15 minutes si la journée de travail dure plus de 5 heures 30, 30 minutes pour 7 heures et 1 heure pour 9 heures
- Repos quotidien : minimum 11 heures consécutives
- Travail de nuit (soumis à autorisation préalable) : de 23 heures à 6 heures